Collège international Marie de France, Montréal
Critique littéraire
Alain Mabanckou, Demain j'aurai vingt ans
Demain
j'aurai vingt ans est le huitième roman d'Alain Mabanckou. Publié dès
2010, il obtient la même année le Prix Georges Brassens.
L'histoire
se déroule au Congo, en 1970. Le narrateur, Michel, est alors âgé de dix
ans et explique avec une naïveté feinte les premières difficultés qui
surviennent dans sa vie d'enfant, comme avec ses amis ou ses amours ; il
énonce aussi, innocemment, les troubles politiques qu'il suit avec
ardeur malgré son jeune âge. On retrouve donc dans le livre une vision
enfantine du monde compliqué qui entoure Michel, sans que le lecteur
n'ait aucune difficulté à déchiffrer ce qui est dit implicitement par
l'enfant.
A la vue de ses erreurs syntaxiques volontaires et de son
vocabulaire simplissime, ce roman attendrit en donnant l'effet que le
jeune narrateur est encore et toujours dans une naïveté d'enfance des
plus touchantes. Ces deux caractéristiques ― les plus importantes du
roman à mes yeux ― peuvent jouer en sa faveur ou en sa défaveur.
D'autre
part, l'utilisation de la première personne du singulier permet à
chaque lecteur de s'identifier plus aisément au personnage, même si ce
dernier reste très différent de nous-mêmes. Par la même occasion, la
naïveté du point de vue rappelle sans conteste cette part d'enfance qui
vit en chacun de nous, aussi infime soit-elle.
En se mettant à la
place du jeune Michel et en plongeant dans son monde, nous bénéficions
également d'une ouverture culturelle de premier ordre sur le Congo de
1970 : cette histoire simple, écrite simplement, explique la vie
quotidienne des Congolais de l'époque, tout en mettant en avant leurs
habitudes, plusieurs détails géographiques et politiques concernant ce
pays, soulignant ainsi le fait que cet espace n'est pas inconnu à
l’auteur.
Enfin, tout au long de ce rafraîchissant roman, on partage
la douleur intérieure du jeune Michel, dont la souffrance ne cesse de
nous effleurer et de notre atteindre, en rapport étroit avec ses deux
sœurs défuntes et à sa mère qui ne saura cacher à son enfant son vœu
d'avoir un bébé sans pouvoir l'exaucer.
Dans les pensées du jeune
garçon, et en deçà de sa naïveté enfantine, se laisse percevoir une once
de maturité dans ses actes ainsi qu’une manière de réfléchir fréquente
et profonde que même la syntaxe, pleine d’erreurs, ou le vocabulaire,
peu poussé, ne peuvent camoufler…
Au demeurant, Demain, j’aurai
vingt ans constitue donc un excellent choix de lecture — choix que je ne
peux que conseiller à toute personne qui s’intéresse à la destinée
humaine.
Meriem Beghili, 2nde 3
Regard coloré (1/3 partie)
Le vent commence à souffler un peu
plus fort. Je le sais parce que les feuilles des palmiers s'agitent
beaucoup plus qu'hier, c'est bien visible à travers la grande baie
vitrée du salon. Les rayons du soleil filtrent à travers les nuages. On
dirait qu'ils sont là que pour faire joli ; d'ailleurs, ces nuages,
c'est de vraies passoires. Mais faut dire que ça m'arrange puisque, du
coup, les rues sont toutes ensoleillées, et j'ai le plus beau de tout
les beaux paysages sous les yeux. On se serait cru dans un film; il y a
plein d'oiseaux qui chantent des chansons que je trouve jolies ;
j'aurais bien voulu les enregistrer mais Maman dit que ça marchera pas
parce qu'ils sont trop loin. Derrière quelques buildings, on voit des
montagnes. Elles sont toutes bleues parce que, justement, elles sont
trop loin. Il y a aussi des palmiers (comme je l'ai dit tout à l'heure),
de grands et beaux palmiers, et avec des feuilles vraiment grandes,
encore plus grandes que les feuilles de bananiers de mon pays. Enfin je
crois, je n'ai pas de feuilles de palmier sur moi et encore moins de
feuilles de bananier pour vérifier.
Il y a toujours du monde qui
marche dans les rues. On est au centre de la ville, c'est pour ça, enfin
c'est ce qu'on m'a dit. Je sais pas trop si j'aime vraiment ça, le
monde qu'il y a. C'est que des gens pressés, des gens qui regardent tout
le temps leur montre et qui parlent au téléphone de trucs de grands que
je peux pas comprendre, des gens qui s'habillent tout le temps avec des
couleurs pas vives du tout. Un jour, j'aimerais bien leur jeter des
pots de peinture de toutes les couleurs, comme ça ils seront moins
sombres de l'extérieur. Et alors, peut-être qu'ils seront moins sombres
de l'intérieur aussi. Peut-être qu'ils souriraient plus, ces gens-là,
qu'ils seraient un peu plus heureux parce que des fois je doute qu'ils
le soient. Mais bien sûr, je ne vais pas le faire, parce que je ne vais
pas les faire sourire en faisant ça, bien au contraire, ils seront très,
très en colère, j'en suis presque sûre. Ils n'ont pas le temps pour mes
bêtises. Comme Papa.
J'aurais aimé voir un arc-en-ciel, pour que ce
soit encore plus joli. Je n'en ai vu que deux de toute ma vie, mais
Maman dit que j'ai beaucoup de chance d'en avoir vu deux, parce qu'il y a
des enfants qui n'ont pas eu la chance d'en voir du tout. Alors, je
pense que je suis sacrément chanceuse, parce que les arc-en-ciel sont
vraiment trop extraordinaires. Il y a plein de couleurs vives comme
celles dont les gens sombres ont besoin. La première fois que j'en avais
vu un, je n'avais pas très bien compris ce que c'était, mais ensuite
j'ai compté chacune des couleurs et ça m'a rappelé ce que j'avais appris
à l'école: les arcs-en-ciel en possèdent sept en tout, qui sont le
rouge, l'orange, le jaune, le vert, le bleu, l'indigo, et le violet. Et
donc, ensuite, j'étais toute excitée d'en avoir vu un sans que personne
me le dise. Et c'est moi qui l'ai montré à Maman, en le pointant du
doigt. Elle était très fière de moi, après, je le sais parce qu'elle me
l'a dit.
Ça fait quelques minutes que j'ai le nez collé à cette fenêtre, mais je
ne vois plus grand-chose puisque ma respiration contre la vitre rend ma
vision floue, à cause de la buée. Je finis par passer ma main dessus
plusieurs fois dessus pour l'essuyer, mais alors, Maman m'appelle pour
que j'aille prendre le goûter. Et le goûter, ça ne peut pas attendre,
d'ailleurs j'ai faim, très faim, mon ventre gargouille depuis tout à
l'heure pour me le rappeler mais je pense bien que j'étais trop
concentrée sur ce que j'observais. Maman dit que je peux rester des
heures à regarder dehors, sans avoir spécialement envie de sortir, et
elle trouve ça bizarre. Quand elle parle de ça, elle utilise des mots
d'adulte des fois très compliqués, comme "absorbée par ce qui
l'entoure", "d'un calme incroyablement serein pour une fillette de son
âge", "patience à toute épreuve" ou "réticence à sortir". Au début,
quand elle parle de ça avec les gens, elle est très fière parce que je
ne suis pas du tout turbulente comme beaucoup d'enfants, et ça se voit
dans ses yeux marrons qui pétillent en me regardant, mais ensuite elle
l'est un peu moins, je crois. Des fois quand elle m'en parle, elle a
presque l'air inquiet, comme si elle s'attendait toujours à ce que je
bondisse dehors pour faire la chasse aux papillons ou pour plonger dans
notre piscine. Des fois, je sors, pour lui faire plaisir ; on va faire
les courses et elle m'achète toujours quelque chose qui me fait plaisir.
Ou alors, on va à la bibliothèque parce qu'elle sait que j'adore ça.
Les livres, je ne les lis pas, je les dévore. J'aime bien cette
expression d'ailleurs, je l'ai apprise il y a un peu de temps dans un
des livres que j'ai pu finir en quelques jours. Enfin bon !... Tout ça
pour dire que fais des efforts, j'espère qu'elle le remarque, quand
même.
Je me précipite dans la cuisine peu de temps après qu'elle m'a
appelée. Elle m'accueille avec un grand sourire, comme d'habitude, et me
caresse maladroitement la joue puisqu'elle est au téléphone. Comme
d'habitude. Elle pointe du doigt la grande table en bois, avec dessus
deux tartines de Nutella et un verre de lait sur un napperon. Je
m'assois et je commence à manger, en faisant attention à ne pas tâcher
ma robe préférée que je porte aujourd'hui. Une fois qu'elle a fini de
parler et que j’ai fini de manger, elle se met derrière moi pour me
brosser les cheveux. Elle le fait souvent et adore ça, et moi aussi.
Elle passe la brosse lentement, et dénoue chaque nœud avec beaucoup de
patience. En général, on se parle en même temps. C'est notre petit
moment à toutes les deux. Aujourd'hui, c'est elle qui commence :
― Elles sont bonnes, tes tartines ?
Elle
connaît déjà la réponse, j'en suis sûre, mais elle fait ça que pour
commencer la conversation, donc c'est pas grave. Je hoche la tête. Elle
poursuit :
― Tant mieux. Et qu'en penses-tu, de cet endroit ? C'est joli, pour les vacances. D'ailleurs, après on va à la plage ! D'accord?
―
Oui, c'est super joli, mais j'aimerais bien voir un arc-en-ciel, tu
sais. Comme la dernière fois, à Pretoria. C'était trop cool !
― Je sais pas s’il en aura, ma puce.
Pendant un moment, je suis un
peu fâchée. Je comprends pas pourquoi les adultes pensent toujours à ce
qu'on n'aura pas et détruisent tout sans raison. Dans certains livres,
ils disent que ces gens-là sont "pessimistes", mais dans d'autres, ils
les appellent les "réalistes". Moi, je pense qu'on devrait s'accrocher
jusqu'à ce qu'on ait ce qu'on veut. Sinon, on n'a pas de raison de se
battre, ni de volonté pour avancer. Bien sûr, je ne le dis pas à ma
mère, elle dirait que je suis trop petite pour penser comme ça, et je
veux pas être fâchée encore plus ou la mettre en colère. Donc je me
tais. Ensuite, elle débarrasse silencieusement mon assiette. Je souris
un peu, elle aussi. Elle me dit d'aller préparer mes affaires pour aller
se baigner, et de me dépêcher un peu parce qu'autrement, le temps nous
manquera. Je ne comprends pas vraiment comment le temps peut nous
"manquer", mais je fais vite comme elle me l'a demandé.
J'ai juste
le temps de regarder un peu par la fenêtre. Mon sourire s'agrandit quand
je remarque un grand arc-en-ciel, un peu plus loin, qui semble me faire
un clin d'œil.
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